Seulement quelques jours
pour arrêter Big Brother
Dans seulement quelques jours,
autour du 6 juillet prochain, on assistera
au dernier acte d'un long marathon parlementaire européen, qui pourrait aboutir à
l'approbation d'une directive Bolkenstein moins connue, mais beaucoup plus
désastreuse et irréversible, que celle du même nom dont on a
beaucoup parlé durant la campagne référendaire qui vient de s'achever.
Il s'agit de la directive introduisant en Europe les brevets sur les logiciels
(interdits jusqu'à présent par la convention de Munich de 1973 et par une
directive de 1991), et toute autre "invention mise en oeuvre par
ordinateur". Derrière ces termes barbares, qui seront démystifiés rapidement pour
vous dans quelques lignes, se cache la volonté délibérée d'octroyer aux grandes
puissances économiques privées (dont certaines ont
carrément tenu la plume de la Commission Européenne) un
véritable permis de tuer: tuer l'innovation en informatique, tuer les PME
qui sont le véritable atout de l'industrie européenne du logiciel, tuer
notre liberté de choisir les meilleures technologies, tuer notre liberté tout
court.
Un grand nombre de personnalités ont fait entendre leur voix depuis des années
contre cette directive, en démontrant amplement pourquoi les brevets
logiciels sont contraires à l'éthique, n'ont aucune justification économique et
freinent l'innovation qu'ils prétendent encourager; on se rappellera tout
particulièrement la trentaine de grands noms de la recherche en informatique de
toute l'Europe (y compris un Prix Turing, le Prix Nobel de l'Informatique), qui
ont signé une remarquable
pétition contre les brevets logiciels.
La tentation serait forte de reprendre simplement leurs arguments, mais je préfère au
contraire vous expliquer pourquoi, au delà de toute considération purement
économique, il ne faut pas, sous aucun prétexte, laisser rentrer en Europe les
brevets logiciels, si nous ne voulons pas renoncer à notre liberté pour nous
mettre définitivement dans les mains d'un Big Brother dont Orwell ne pouvait
imaginer le vrai visage.
Qu'est-ce qu'un
brevet logiciel? Il s'agit d'un titre de propriété qui
accorde à un inventeur, pendant quelques décennies, le monopole d'exploitation
d'un procédé informatique quelconque supposé novateur, en échange de la
publication des détails de son invention. Si le brevet peut être utile dans des
domaines comme l'électronique ou la chimie, il est clair pour tout informaticien
qu'il est désastreux et nuisible dans le domaine du traitement de l'information,
et il vaut la peine de prendre quelques instants pour s'en convaincre.
À différence du droit d'auteur, qui protège une oeuvre particulière contre le
plagiat (par exemple "Le Chien des Baskervilles" d'Arthur Conan Doyle,
ou l'énorme logiciel qui fait fonctionner le site d'Amazon), et qui a fait ses
preuves depuis longtemps, le brevet logiciel protège un "procédé", comme
l'«
achat en un clic» d'Amazon, peu importe comment ce procédé va être mis en
oeuvre. Si on avait permis à Arthur Conan Doyle d'obtenir un brevet sur le roman
policier, on n'aurait eu point d'Hercule Poirot, ni de commissaire Maigret.
Or, les offices des brevets européens, qui sont payés au nombre de brevets
délivrés, ont déjà accordé des brevets sur des procédés absolument triviaux qui
sont évidents même pour qui n'a pas une grande expérience de la
programmation. Ensuite, ont été autorisés les brevets sur des formats de données, ou
sur des protocoles de communication. Enfin, ils ont autorisé des brevets sur à peu
près n'importe quelle idée
à partir du moment où un ordinateur intervient dans sa réalisation.
Imaginez un instant la vie dans un pays ou l'on autoriserait une entreprise à
posséder l'exclusivité sur tous les documents avec un titre en gras et des
sous-titres en italique (ceci est un exemple de «format de données»). Personne
ne pourrait alors écrire un document avec une telle mise en page sans
l'autorisation du détenteur du brevet, quel que soit le contenu du document.
Or, si cette entreprise était aussi propriétaire de toutes les imprimeries de ce
"pays imaginaire", il pourrait exercer une censure absolue sur toute publication
en imposant à toutes ses imprimeries de traiter seulement les documents avec le
format breveté. Il pourrait ensuite concéder une licence d'utilisation du brevet
sur le format aux auteurs qu'il aime bien, et la refuser aux autres.
C'est un véritable droit de vie et de mort sur les idées qui serait alors dans
les mains de cette entreprise, bien placée pour devenir le Big Brother du
Cyberéspace, et par là même, un instrument dont aucun dictateur n'a jusque là osé rêver.
Vous trouvez que cela ne pourrait pas arriver près de chez vous? Et pourtant,
cela arrive en ce moment même: Microsoft dépose en Nouvelle-Zélande un brevet
sur le format des documents XML utilisés par sa suite Microsoft Office
(l'imprimerie que l'on vous oblige souvent à utiliser). Grâce à ce brevet, qui
sera valide en Europe si Bolkenstein l'emporte le 6 juillet, toute imprimerie
concurrente, et notamment la suite libre
OpenOffice, pourrait se voir
interdire de lire et de modifier des documents sortant de l'imprimerie monopolistique.
Une fois que, grâce aux brevets logiciels, il sera illégal de communiquer entre
nous en utilisant des formats de données ouverts et des logiciels libres, Big
Brother aura la voie libre: que se passera-t-il quand vous ne pourrez lire votre
courriel qu'à travers des logiciels propriétaires qui vous "protègent" des messages
"inopportuns"? Quand vous ne pourrez voir le Web qu'à travers des navigateurs
qui vous "préservent" des sites "inappropriés"? Quand vous serez obligés de
rechercher des informations sur le Web seulement avec les moteurs de recherche
qui, comme en Chine maintenant, "préservent" les internautes des documents
contraires à la ligne du parti?
Voulez-vous vraiment que le rêve technologique qui s'est développé jusqu'ici sans
brevets logiciels devienne votre pire cauchemar, et tout cela, parce que des
lobbyistes sans scrupules ont pris votre place auprès de votre député européen?
Il ne vous reste plus que quelques jours: contactez immédiatement vos députés
européens pour leur demander d'être présents au vote le 6 juillet et de
refuser en bloc cette directive.
Roberto Di Cosmo, 25 Juin 2005
Les opinions contenues dans cet article sont celles de l'auteur et
n'engagent nullement
le laboratoire PPS, l'Université de Paris 7 ni le CNRS.
Ce texte est la propriété de l'auteur. Il est régi par les termes de
la
Licence de Libre Diffusion des Documents, version 1