Reprenons nos droits sur nos articles scientifiques
Mis en ligne le mercredi 14 octobre 2015 à 10:42
On a été alertés par divers moyens (CNRS, bibliothèques, listes de diffusions, etc.) de l'importance de réagir à la proposition de loi dite "numérique" qui, pour une première fois, est en cours de commentaire public. L'article qui touche le plus directement l'activité de recherche est le n. 9, intitule solennellement "Libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique". J'ai déposé sur la plateforme un amendement à ce texte, que je n'accepte pas en l'état, pour les raisons que j'explique dans la suite. L'article 9 dont il est question
Si l'expose des motifs semble laisser penser qu'il s'agit d'un effort pour libérer la publication scientifique, une analyse plus approfondie fait vraiment penser que l'article actuel, mot par mot, a été rédige par des lobbyistes habilissimes, qui ont contrôlé la moindre nuance de la rédaction, et certainement pas dans l'intérêt général ni dans l'intérêt spécifique des chercheurs.
Voyons-le en détail
«I. Lorsque un écrit scientifique, issu d’une activité de recherche financée au moins pour moitié par des fonds publics, est publié dans un périodique, un ouvrage paraissant au moins une fois par an, des actes de congrès ou de colloques ou des recueils de mélanges, son auteur, même en cas de cession exclusive à un éditeur, dispose du droit de mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique(4), sous réserve des droits des éventuels coauteurs, la dernière version acceptée de son manuscrit par son éditeur(3) et à l’exclusion du travail de mise en forme qui incombe à ce dernier(1), au terme d’un délai de douze mois pour les sciences, la technique et la médecine et de vingt-quatre mois pour les sciences humaines et sociales, à compter de date de la première publication(2). Cette mise à disposition ne peut donner lieu à aucune exploitation commerciale(5). »
« II. – Les dispositions du présent article sont d’ordre public et toute clause contraire à celles-ci est réputée non écrite. Elles ne s’appliquent pas aux contrats en cours(6). »
Cette redaction est désastreuse:
- il ne nous donne le droit de publier ailleurs, après un délai d'embargo qui n'a aucune raison d'exister (2), que les preprint, et non pas la version définitive publiée, qui est exclue explicitement de l'application du texte de loi (1)
- sous couvert de nous donner le droit de publier ces preprints après 12 ou 24 mois, il affirme en réalité l'absence de notre droit de les publier avant, en faisant régresser nos pratiques de décennies (les preprints, on les a toujours diffusés largement sans souci)
- ce "droit" qui n'en est pas un ne porte que sur une version numérique (4), et vient assorti de toute une serie de restrictions, dont l'exclusion de l'exploitation commerciale (5)
- il fait croire que nos articles sont acceptés par "l'éditeur" (3) et non pas par un comité éditorial qui n'est absolument pas finance par l'éditeur
- il fait astucieusement l'impasse sur le fait que la cession exclusive des droits est faite à titre gratuite, extorquée par le fait qu'un papier accepte par nos pairs ne pourra pas paraitre dans les actes sans cession de ces droits exclusifs; ce point est important: pour toute personne non habitué a nos pratiques, le fait que la cession soit gratuite et extorquée est non seulement chose inconnue, mais incroyable
- la cerise sur le gâteau est la phrase finale "cela ne s'applique pas aux contrats en cours" (6), introduite exprès pour éviter que, le jour où la loi paraisse, tous les preprints des articles des 70 dernières années se retrouvent dans une archive ouverte, comme HAL, seul effet marginal positif qui aurait cet article dévastateur
La proposition d'action
Après en avoir discute avec un certain nombre de personnes, je pense que dans l'état actuel, il faut absolument éviter de se laisser embarquer dans des commentaires sur tel ou tel autre aspect marginal (ramener l'embargo a 6 mois, changer le 50% en 10% ou que sais-je).
Il faut au contraire militer pour une rédaction très simple, et très claire de l'article en question, qui ne prête pas à ces petits jeux d'officines spécialisés.
J'ai donc déposé sur la plateforme une proposition dans ce sens que je reproduis ici.
« I. Lorsque un écrit scientifique est publié dans un périodique, un ouvrage paraissant au moins une fois par an, des actes de congrès ou de colloques ou des recueils de mélanges, sans rémunération de son auteur, la cession exclusive de droits à l'éditeur n'est pas admise. »
« II. – Les dispositions du présent article sont d’ordre public et toute clause contraire à celles-ci est réputée non écrite. »
Cela reprend par ailleurs une des recommandations du conseil du CNRS, en enlevant la distinction recherche publique/privée, qui est un faux débat dans ce cadre.
Cela a aussi l'enorme avantage de ne plus nous ranger dans le champs des "casseurs" du droit d'auteur qui veulent depouiller les éditeurs, mais bien dans le champs, dans la droite ligne de Beaumarché, des "defenseurs" des droits des auteurs contre les contrats leonins imposes par les éditeurs.
Bien évidemment, rien n'engage le gouvernement à suivre le résultat des votes sur cette plateforme, mais si on reunit un nombre important de soutiens, il sera difficile d'éviter le débat.
Roberto Di Cosmo