Visite au GouvCamp du 16/10/2015
Mis en ligne le lundi 19 octobre 2015 à 00:15
J'ai reçu jeudi midi une invitation à participer à des ateliers de co-ecriture de la loi qui ont eu lieu le lendemain, vendredi 16 Octobre 2015, à Paris, entre 14h et 17h.
Je n'ai pas été le seul à me demander si ce c'était utile de répondre présent: quelle représentativité, quelle efficacité on aurait pu bien avoir dans une réunion organisée avec un si bref délai?
Cependant, j'ai décidé de reporter le travail prévu cet après-midi, et prendre le temps d'aller voir.
Parce que le libre accès à la connaissance scientifique est un sujet qui nous touche tous: chercheurs, enseignants, étudiants et doctorants, bien sûr, mais aussi professionnels ou simples citoyens intéressés à avoir accès au savoir. Et on ne peut pas se plaindre de ne pas être entendus si on ne prend pas le temps de se faire écouter: après que plus de 1000 collègues ont pris le temps de se créer un compte sur la plateforme, lire les argumentaires, et soutenir l'amendement déposé, on ne pouvait pas raisonnablement ne pas être présents.
Voici quelques notes de ce qui s'est passé cet après-midi-là.
Quatre étages à pied, ouf!
J'arrive un peu en retard, quatre étages à pied, et je rentre dans la salle dite "La Terrasse": les personnes présentes sont juste en train de finir de se présenter, en donnant trois hashtags (incroyable comme Twitter a formaté le langage, n'est-ce pas?), puis on se repartit entre groupes pour travailler sur chacun des articles qui avaient le plus agité la plateforme collaborative.
Dans chaque groupe on retrouve trois personnes qui sont mandatées pour faire l'animation: un délateur qui devra rédiger la position qui sera présentée à la ministre à la fin de l'exercice, un expert du domaine, et une troisième personne venant de l'administration. Le résultat de la réunion, qui durera environ deux heures, devra être versé comme "source" sur le site de la consultation.
Une petite quinzaine
Pris par une discussion passionnante commencée dans la période de flottement où l'on constitue les groupes de travail, je suis encore en retard quand je monte au dernier étage, à la recherche de la salle où se réunit le groupe qui est censé travailler sur le fameux Article 9 sur la publication scientifique.
C'est un article qui est extrêmement clivant, avec plus de 3000 votants, et une majorité de voix contre ou pas favorables, ce qui montre bien que la redaction actuelle n'est pas satisfaisante. Dans la salle il y a une petite quinzaine de personnes : pour la représentativité, on ne peut pas se le cacher, on est mal partis, mais après tout, notre mission est juste de voir si on arrive à discuter un peu pour produire un texte raisonnable à verser au débat, et guère plus.
Quand j'arrive, la discussion est déjà bien chaude: ayant perdu la phase initiale de présentation des intervenants (ah non, on me dit qu'en réalité il n'y a pas eu de présentation), j'observe un peu la dynamique des échanges avant d'intervenir, et j'identifie donc Alain Bensoussan (le rapporteur), Renaud Fabre, de la DIST du CNRS, Gregory Colcanap, de Couperin, Serge Bauin, de l'USPC, Marie Farge, directrice de recherche à l'ENS, Guillaume Aucher, un collègue informaticien qui a fait exprès le déplacement de Rennes (bravo Guillaume!), Hai Nguyen Van (doctorant au LRI de Paris Saclay), Jacques Lafait de l'UPMC et quelques autres personnes dont je n'ai pas pu noter exactement les attributions. Une mention spéciale mérite l'éditrice d'une revue française en SHS, qui est venue participer, et porter ses inquiétudes.
Le consensus, ah... le consensus!
L'effort de concertation que Alain Bensoussan doit consentir est probablement plus important de ce qu'il prévoyait. Il explique le contexte, et le souhait d'arriver à une proposition de consensus, mais au fond il doit se demander d'ou sortent ces bêtes rares que sont les chercheurs: ils s'agitent et s'énervent tellement, alors que bon, bref, trouver une solution de compromis entre ceux qui ne veulent pas d'embargo et ceux qui veulent le ramener a 12 mois, cela devrait être chose facile, suffit de couper la poire en deux, mettre un embargo à 6 mois et voilà.
Le problème, c'est que même si sur le fonds on est presque tous d'accord sur le fait qu'il faut reduire l'emprise des grands éditeurs sur la Science, on n'est pas tous d'accord sur ce qu'on veut exactement obtenir ni sur la manière d'y arriver.
Personnellement, je considère que rentrer dans le détail de l'un ou l'autre des aspects de l'article tel qu'il soit proposé aujourd'hui, comme la durée de l'embargo ou le pourcentage de fonds publics intervenant dans la publication nécessaire pour que l'article de loi s'applique, est une erreur: cela revient à accepter le principe que le fruit du travail d'un chercheur peut-être capté, gratuitement et sous la contrainte, par un éditeur scientifique. Et je ne me gène pas pour le faire savoir.
Du côté du CNRS la déclaration du conseil scientifique du CNRS, votée à l'unanimité le 25 septembre 2015 dit clairement:
lorsque l’activité de recherche a été financée en partie par des fonds publics, la cession à un éditeur des droits sur les données et les écrits issus de cette recherche ne saurait être exclusive ;
les scientifiques doivent pouvoir mettre à disposition gratuitement, sous une forme numérique, ces données et ces résultats, a priori sans période d’embargo imposée par les éditeurs ;
les services de "fouille de données" et assimilés jouent un rôle considérable dans la valorisation scientifique des données et écrits en libre accès. Ils ne doivent pas être entravés par les plate-formes à finalité commerciale de diffusion de ces données et écrits.
Mais la proposition d'amendement déposée par la DIST du CNRS le 30 septembre 2015, si elle est bien claire sur la fouille des données, elle a bougé sur les deux autres points: le refus de la cession exclusive des droits est rédigé de façon fouillis et on accepte d'une part la condition d'un minimum de 50% de financement public, et d'autre part un délai d'embargo qui est pourtant rejeté (du moins "à priori") par le conseil scientifique du CNRS.
En plus, il y a aussi un fort soutien à l'idée que les publications devraient être versées dans des archives ouvertes perennes, et certains veulent profiter de l'occasion pour inscrire une obligation de dépôt dans le texte.
Cette pluralité de positions engendre pas mal de discussions, pas forcément très claires, mais c'est assez utile, et on finit par apprendre que:
l'article de loi sera inséré dans le code de la recherche, et pas ailleurs;
le "minimum de 50% de financement public" semble issu d'une recommandation des services juridiques: tel que le texte actuel est rédigé, les "droits" qu'on nous accorde de poster quelque part une version numérique de nos articles pourrait être lu comme une appropriation publique de biens privés (le résultat d'une recherche financée sur fonds privés, par exemple), et cela ne serait pas défendable que si on a au moins 50% de public déjà dedans; personnellement, je trouve que cela ne fait que confirmer que l'article tel qu'il est rédigé est bancal, et il vaut bien mieux se limiter à supprimer les cessions exclusives des droits aux éditeurs;
les personnes qui ne sont pas chercheurs actifs ont le plus grand mal à comprendre notre besoin de diffuser immédiatement les résultats de nos recherches, et pensent qu’un délai de six ou douze mois, ce n'est pas un si grand mal; on a même vu circuler l'idée, vite abandonnée, d'imposer aux auteurs un dépôt immédiat dans des archives ouvertes, mais avec une diffusion retardée aux lecteurs de six mois (sic!). Il est vraiment urgent que les gens lisent et relisent l'article Publication scientifique:le rôle des États dans l'ère des TIC pour mieux nous comprendre;
on est quand même tous d'accord que la version sur laquelle on peut et on veut imposer que les éditeurs réduisent leurs prétentions d'embargo est bien la version finale, avec la mise en page de l'éditeur, comme clairement proposé par l'amendement INRIA et non pas la version auteur, comme écrit dans le texte actuel de l'article de loi;
dans les disciplines qu'on appelle les SHS (sciences humaines et sociales), il y a des petits éditeurs français dont la survie dépend vraiment de la vente de leurs revues, et qui ont vraiment peur de disparaître si tout le monde peut mettre ses articles en ligne; pourtant, si les bibliothèques ne voyaient pas leurs caisses se vider pour payer les abonnements hors de prix imposés par les monopôles éditoriaux multinationaux, il serait bien plus facile de préserver, voir augmenter les investissements vers les petites revues qui ont besoin de soutien.
Le consensus, le consensus!
Du coup, des points de consensus finissent par apparaître, et on est tous d'accord sur ce qui suit
une déclaration générale de bonnes intentions: les résultats issus de la recherche publique devraient devenir des biens communs (avec quand même un gros bemolle de ma part concernant les droits moraux: on ne veut surtout pas voir nos travaux copiés/collés sans attribution par le premier venu, alors que quand on parle de biens communs, en général, c'est possible)
les dispositions de l'article 9 (peu importe ce qu'il contiendra vraiment) devraient s'appliquer aux contrats en cours
les droits de fouille des données accordées à l'éditeur (aka TDM, Text and Data Mining), ne peuvent être que non exclusifs
Avec plus de souffrance, on arrive à coucher aussi ces deux derniers points, qui ne font pas l'unanimité
la concession des droits aux éditeurs ne peut être que non exclusive, indépendamment de ce que peut bien être écrit sur les contrats; ce point a été laborieux à faire passer, il a fallu essayer d'expliquer en quelques minutes pourquoi nous sommes contraints de signer ces contrats, pourquoi nous pensons que la cession exclusive et gratuite des droits est abusive, et le fait que l'essentiel du travail est fait bénévolement par les scientifiques; les personnes qui ne font pas notre métier continuent de se baser sur leur compréhension de l'édition traditionnelle, qui est vraiment différente: il faudra vraiment faire un effort pour mieux expliquer tout c,a!
le délai d'embargo imposé par l'éditeur peut-être ou bien nul, ou bien de 6 mois ou bien d'un an, selon les secteurs disciplinaires (oui, je sais, je sais, si vous êtes logicien comme moi, vous aurez remarqué que c'est n'importe quoi, mais de toute façon, si on a la non-exclusivité de la cession des droits, l'embargo, cela importe peu; et bien sûr, je m'y suis opposé, mais consensus ce n'est pas unanimité, on me dit)
Vite, on restitue!
Les deux heures et demi sont passés trop vite, on est tous mécontents de ne pas avoir pu vraiment exposer notre point de vue, mais il faut descendre vite restituer à la ministre les résultats de cet atelier.
Les rapporteurs des six atéliers résument les résultats des travaux, et je suis assez admiratif devant une Axelle Lemaire qui note tous les points, et se lance ensuite dans une séance de commentaire non préparée qui montre qu'elle a bien tout noté.
Ou presque... à ma grande déception, elle reprend, un par un, quatre des cinq points résultant de notre atelier, mais pas celui qui est le plus important : la non-exclusivité de la concession des droits sur les articles aux éditeurs!
On nous confirme, dans cette séance de commentaire, que la loi suit le processus normal, sans procédure d'urgence, et donc on est bien partis pour deux ans de débats et navettes parlementaires: donc, le travail ne fait que commencer, et on aura largement le temps d'intervenir à nouveau.
Bis repetita ...
A la fin de la séance, je peux m'approcher d'Axelle Lemaire. Après l'avoir sincèrement remerciée d'avoir mis en place la consultation publique sur le texte de loi qui nous a permis de nous exprimer, je l'interpelle sur le point qu'elle avait omis de mentionner, sur la non-exclusivité de la cession des droits aux éditeurs.
Elle m'explique que dans la restitution orale qui avait été faite de notre travail, ce point ne lui avait pas paru clair.
Je lui réexpose rapidement le tout, je vois qu'elle prend une note, je la remercie.
Maintenant, je peux repartir, l'après-midi n'aura peut-être pas été perdu.